Les lettres mortes #2

Utagawa Hiroshige, «Pluie du soir à Azumi-no Mori» (吾嬬杜夜雨), estampe tirée des Vues célèbres dans le voisinage d’Edo (江戸近郊八景), 1837-1838.

Depuis le début de ma résidence, je constate l’ampleur du sujet de la place du langage dans le champ des arts plastiques et des arts médiatiques. Si mon intuition était d’envisager l’usage du texte dans l’œuvre à partir de la modernité, avec le collage cubiste, la poésie visuelle futuriste et les cabarets dada, je dois admettre qu’il y a en réalité toute l’histoire de l’art qui doit être prise en compte, puisqu’il y a toujours eu des jeux sur cette relation d’opposition ou de complément entre le texte et l’image. L’art en Asie, en particulier en Chine et au Japon, fait depuis longtemps ce lien entre le texte et l’image, au point où il est souvent difficile de déterminer dans une estampe où s’arrête la calligraphie et où commence l’image. En revanche, c’est évident que les mouvements artistiques de la modernité ont effectué un changement important dans le rapport entre le texte et l’image. Avec l’arrivée de l’abstraction, le texte devient dans le langage artistique un élément plastique comme un autre.

Les Cerfs (détail), attribué au peintre japonais Nonomura Sōtatsu des XVIe et XVIIe siècles, exécutée au début du XVIIe siècle. Rouleau horizontal calligraphié par Hon-ami Kōetsu, peinture à l’encre d’or et d’argent sur papier d’une hauteur de 34,1 centimètres. Fait partie de la collection du Sekai-Kyũsei-Kyō, conservée au Musée MOA d’Atami, préfecture de Shizuoka au Japon.

Plus récemment, comme le souligne Catherine Millet dans «L’art dans le tout numérique», on a pu constater que le tournant numérique «favorise les greffes entre les disciplines artistiques»,  «dissout les frontières de l’œuvre et élargit indéfiniment sa diffusion» (p. 5). Ainsi, les pratiques numériques rendent encore plus poreuses les frontières entre les pratiques artistiques et littéraires. En effet, une même interface permet de diffuser à la fois du texte, de l’image, de la vidéo et d’offrir une expérience d’interactivité.

L’impact du numérique est tellement important que Norbert Hillaire propose le principe d’un «coefficient de numéricité»; il s’agit de mettre en évidence que toute œuvre, même traditionnelle, s’inscrit aujourd’hui dans un continuum, puisqu’il y a divers degrés de numérique dans les pratiques. C’est aussi, bien sûr, un clin d’œil au «coefficient d’art» de Marcel Duchamp. Ainsi, l’art rejoindrait la littérature dans sa capacité à s’actualiser sur divers supports. Hillaire considère qu’il y a donc une œuvre source ou une œuvre matrice, et que celle-ci est reproductible sous divers formats. Ça recoupe la notion d’arts allographiques de Nelson Goodman et de Gérard Genette.

BIBLIOGRAPHIE

Gérard Genette, L’œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1994.

Nelson Goodman, Languages of Art : An Approach to a Theory of Symbols,
Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1968.

Norbet Hillaire, «L’art à l’ère du numérique», Art press 2, no. 29, mai-juin-juillet 2013.

Catherine Millet , «L’art dans le tout numérique», Art press 2, no. 29, mai-juin-juillet 2013.