Les lettres mortes #03

30 mai 2023: La temporalité de l’ici et de l’ailleurs

Je me questionne. Est-ce possible, est-ce nécessaire de cadrer le temps, de le mettre dans des cases, alors que la création et la recherche échappent bien souvent à toute planification précise. Suis-je en résidence seulement pendant la durée du séjour? Est-ce que le temps de la recherche-création ne déborde pas inévitablement en amont et en aval? J’ai entamé mes réflexions bien avant d’être ici, et elles se poursuivront même une fois que je serai reparti chez moi. Il y a un décalage entre le temps prévu pour un projet et le temps qu’on y alloue réellement.

La recherche en art est-elle une performance? Est-ce de l’art-processus?

Mettre en forme du texte pour partager mes recherches prend énormément de temps. Devrais-je profiter de ma résidence pour butiner sans me soucier de partager tout de suite des « résultats »?

Je me promène dans Québec comme si la marche était partie prenante de mon processus de recherche, de réflexion, de création. Je prends des photos. J’écris. Je gribouille. Je dessine. J’abuse des papiers post-it que j’accumule sur le mur et sur mon bureau de travail.

Je ne sais pas où je vais mais j’y vais quand même.

Le langage est à la fois le médium nécessaire à la pensée, à la recherche et aux pratiques artistiques textuelles. «Comment s’en sortir sans sortir»? pourrait-on demander en citant le titre d’une œuvre de Ghérasim Luca. Il faut peut-être partir en résidence et puis sortir marcher pour pouvoir mieux revenir chez soi. Il faut sortir du langage pour mieux y revenir.

Dans mes lectures actuelles, en plus des nombreux périodiques du centre de documentation de La Chambre blanche, il y a l’ouvrage qui vient tout juste de sortir Qu’est-ce que la littéraTube?, qui est disponible gratuitement en ligne, si jamais ça vous intéresse. Écrit par Gilles Bonnet, Erika Fülöp et Gaëlle Théval, cet ouvrage se penche sur les pratiques de vidéo-écriture en ligne, en les inscrivant dans l’histoire des pratiques littéraires hors du livre, en plus de montrer les liens esthétiques avec la vidéo d’art, l’art performance, les arts littéraires et le cinéma expérimental.

Les lettres mortes #02

Utagawa Hiroshige, «Pluie du soir à Azumi-no Mori» (吾嬬杜夜雨), estampe tirée des Vues célèbres dans le voisinage d’Edo (江戸近郊八景), 1837-1838.

Depuis le début de ma résidence, je constate l’ampleur du sujet de la place du langage dans le champ des arts plastiques et des arts médiatiques. Si mon intuition était d’envisager l’usage du texte dans l’œuvre à partir de la modernité, avec le collage cubiste, la poésie visuelle futuriste et les cabarets dada, je dois admettre qu’il y a en réalité toute l’histoire de l’art qui doit être prise en compte, puisqu’il y a toujours eu des jeux sur cette relation d’opposition ou de complément entre le texte et l’image. L’art en Asie, en particulier en Chine et au Japon, fait depuis longtemps ce lien entre le texte et l’image, au point où il est souvent difficile de déterminer dans une estampe où s’arrête la calligraphie et où commence l’image. En revanche, c’est évident que les mouvements artistiques de la modernité ont effectué un changement important dans le rapport entre le texte et l’image. Avec l’arrivée de l’abstraction, le texte devient dans le langage artistique un élément plastique comme un autre.

Les Cerfs (détail), attribué au peintre japonais Nonomura Sōtatsu des XVIe et XVIIe siècles, exécutée au début du XVIIe siècle. Rouleau horizontal calligraphié par Hon-ami Kōetsu, peinture à l’encre d’or et d’argent sur papier d’une hauteur de 34,1 centimètres. Fait partie de la collection du Sekai-Kyũsei-Kyō, conservée au Musée MOA d’Atami, préfecture de Shizuoka au Japon.

Plus récemment, comme le souligne Catherine Millet dans «L’art dans le tout numérique», on a pu constater que le tournant numérique «favorise les greffes entre les disciplines artistiques»,  «dissout les frontières de l’œuvre et élargit indéfiniment sa diffusion» (p. 5). Ainsi, les pratiques numériques rendent encore plus poreuses les frontières entre les pratiques artistiques et littéraires. En effet, une même interface permet de diffuser à la fois du texte, de l’image, de la vidéo et d’offrir une expérience d’interactivité.

L’impact du numérique est tellement important que Norbert Hillaire propose le principe d’un «coefficient de numéricité»; il s’agit de mettre en évidence que toute œuvre, même traditionnelle, s’inscrit aujourd’hui dans un continuum, puisqu’il y a divers degrés de numérique dans les pratiques. C’est aussi, bien sûr, un clin d’œil au «coefficient d’art» de Marcel Duchamp. Ainsi, l’art rejoindrait la littérature dans sa capacité à s’actualiser sur divers supports. Hillaire considère qu’il y a donc une œuvre source ou une œuvre matrice, et que celle-ci est reproductible sous divers formats. Ça recoupe la notion d’arts allographiques de Nelson Goodman et de Gérard Genette.

BIBLIOGRAPHIE

Gérard Genette, L’œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1994.

Nelson Goodman, Languages of Art : An Approach to a Theory of Symbols,
Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1968.

Norbet Hillaire, «L’art à l’ère du numérique», Art press 2, no. 29, mai-juin-juillet 2013.

Catherine Millet , «L’art dans le tout numérique», Art press 2, no. 29, mai-juin-juillet 2013.

Les lettres mortes #01

Je suis présentement en résidence de recherche à Québec au centre d’artistes La chambre blanche. Mon projet «Les lettres mortes» est une sorte de laboratoire de recherche-création sur la place du langage dans le champ de l’art. Le titre renvoie à l’expression «rester lettre morte», c’est-à-dire ce qui n’a pas de signification, mais aussi, ce qui est sans effet. Ce rapport à la forme, au signifiant qui n’aurait pas toujours un signifié, n’est pas sans rappeler l’usage principalement plastique du langage dans de nombreuses pratiques d’artistes. L’écriture ou la parole sont envisagées comme des formes à travailler, par-delà leur signification symbolique. L’idée de l’action «sans effet» qu’évoque mon titre Les lettres mortes s’inscrit aussi dans la continuité de mon intérêt pour le concept du rien qui est au cœur de ma démarche depuis de nombreuses années.

Les lettres mortes, c’est aussi une façon d’aborder la frontière floue entre la littérature et l’art, dès lors qu’il y a de l’écriture ou de la parole. L’objectif de ma résidence est aussi de développer des réflexions qui pourront, par la suite, alimenter mon propre travail artistique, que ce soit en performance ou dans ma pratique de création alliant l’image et l’écriture.

Depuis mon arrivée en résidence, je cherche dans le centre de documentation des articles et des ouvrages dont les thématiques peuvent nourrir mes réflexions.

Par exemple, cette couverture de la publication Un texte une image illustre assez bien un problème qui m’intéresse depuis plusieurs années, à savoir, quand est-ce qu’un texte est (ou peut devenir) une image?

Et ensuite, on peut se demander : est-ce qu’un texte qui devient une image est encore un texte? Et bien sûr, la question inverse à la première : est-ce qu’une image est un texte? Je n’ai pas de réponse claire, mais ce sont des enjeux qui me donnent envie de m’y attarder.

Durant ma résidence, je vais essayer de partager en ligne quelques éléments de mes lectures et de mes réflexions. Puis, vers la fin de mon séjour à Québec, il y aura une activité de sortie de résidence, où je partagerai, avec les personnes qui auront envie d’y être, l’état de mes recherches ainsi que mes idées de création qui vont émerger de ce processus.

Poèmes récents

le son de
la pluie me calme
je m’endors
sur le canapé
à bout de tout

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dans tous les sens tu sautes dans tous les sens pour ne pas mourir tu sautes pour ne pas mourir sous une accumulation de poussière tu sautes dans tous les sens

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les pensées se promènent dans ma tête comme des autos tamponneuses conduites par des adolescents excités

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son café a un petit goût de
lâche pas mon grand
tu vas y arriver

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la violence légitime de l’État / quand on y pense/ c’est un concept barbare / pour justifier l’injustifiable / protéger la classe dirigeante/ coûte que coûte

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ma tasse de café déborde sur
la nappe du printemps
je dessine mes angoisses

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le matin le soleil se lève en sursaut puis se lance dans une course contre la montre

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me suis oublié
sur la table
en partant

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mon agenda déborde de trucs que je n’ai finalement pas eu le temps d’accomplir mon agenda c’est un récit de fiction productiviste je finis par remplacer mes ambitions par des moments pour faire du gros rien

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#LittQC #poésie